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 Il y a ceux qui meurent et ceux qui demeurent

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Val

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MessageSujet: Il y a ceux qui meurent et ceux qui demeurent   Il y a ceux qui meurent et ceux qui demeurent I_icon_minitimeJeu 4 Mar - 22:38

Il me restait juste assez d’encre pour écrire le dernier vers de mon poème et ainsi, le finir. J’usais la plume, jusqu’à l’écorcher contre la froideur du papier. Jusqu’à la déchirer. Comme un cœur. Lacéré. Le mien. Ou peut-être celui de Cassandre. J’avais passé notre vie à ne faire que le piétiner, le rejeter sans cesse, le malmener. Finalement, il valait mieux pour elle qu’elle eût retrouvé son paradis, qu’elle ait quitté l’enfer dans lequel je la forçais à vivre, recluse derrière la prison du soleil.

Cela faisait terriblement longtemps. Toutes les nuits, je restais assis, tout seul, comme banni par la planète elle-même – ce qui, peu ou prou, était le cas, jusqu’à ce que je retrouvât mon honneur– sur cette tombe, au beau milieu de ce cimetière noir et sans vie. Je m’asseyais sur le marbre, contre la pierre tombale gravée de son nom, puis, durant quelques instants, j’essayais de me rappeler des reflets ocre dans le vert de ses yeux, du goût qu’avaient ses baisers. J’essayais de me souvenir aussi de la douceur de sa peau, des exhalaisons sucrées qui se dégageaient de ses longs cheveux noirs. Et j’essayais d’imaginer quel pouvait avoir été le goût de son sang, ce fiel acide que mes yeux, transperçant presque l’épiderme, regardaient empoisonner ses veines. Il aurait eu un goût épouvantable, âcre, comme de l’acier. Il aurait été un sang noir, flétri par ma faute, par mon contact. Tous ces souvenirs m’inspiraient tant qu’après une dizaine de minutes, je sortais déjà crayons et feuilles vierges et je me mettais à esquisser son visage, puis ses formes, ses rondeurs, ses vêtements... Et peu à peu elle me revenait. Elle était de nouveau à moi et à moi seul. Comme si elle ne m’avait jamais quitté. Mais une fois le dessin achevé, elle retournait gésir dans le fond de sa tombe, les yeux clos et le teint livide. C’était elle-même qui m’avait appris à dessiner. Elle avait tenu mes mains, penchée derrière moi, à regarder mes gestes par-dessus mon épaule, à la fois maternelle dans sa tendresse et lascive dans son toucher. Elle avait une patience telle que, des siècles plus tard, je me rappelais encore de son magnifique sourire bienveillant et de sa voix angélique lorsqu’elle me dictait comment faire. Finalement, je m’étais affranchi d’elle et elle était restée quand même, pour jouer les mannequins. Elle avait été mon seul et unique modèle. Je l’avais dessinée lorsqu’elle posait contre une tombe, lorsqu’elle mangeait tranquillement, lorsqu’elle flânait dans les champs, lorsqu’elle dormait, nue, entre les draps gelés. Puis, lorsque le jour, elle devait repartir et me laisser dans mon mausolée, je recommençais à dessiner mais je ne pouvais plus la voir et je dessinais donc les arbres, le soleil, la mort ou bien je me dessinais moi-même. Mais ces dessins-là ne valaient pas ceux dont elle était la muse. Avant tout, j’étais poète. Je ne savais qu’écrire et, avant de la connaître, je n’écrivais des poèmes que pour moi-même, parfois pour mon père ou mes frères. A ma fille unique, bien sûr. Mais mes poèmes ressemblaient plus à de vides strophes sur la nature ou sur la vie. Puis, après notre rencontre, je lui écrivais des vers et des vers et des vers, tous plus louangeurs les uns que les autres. Evidemment, avant que je ne tombasse amoureux d’elle, je salissais plutôt son nom et la blâmais de me faire perdre mon âme. Le temps passa et je me rendis compte que, loin de me l’ôter, elle me la remplissait en y déversant la sienne. Depuis sa mort, je n’eus de cesse de voir Cassandre tel un ange gardien, mortel, tombé du ciel par mégarde. Elle aurait alors été un être censé veiller quelqu’un, le protéger, l’aimer, le guérir de ses maux et sécher ses pleurs. Elle m’avait donc trouvé. Tel que j’étais, c’est-à-dire de très loin différent de ce qu’elle eut pu faire de moi par la suite. J’étais alors un être vil et abject. Elle m’avait dulficié. Puis elle était morte. Et c’était à présent à moi, l’immortel vampire, de la veiller, elle, l’ange déchu. Et de protéger son corps que j’avais tellement chéri. Alors, les nuits, lorsque la lune ne luit que pour les étoiles et pour les hommes, dans le silence obscur de la mort, je restais contre sa tombe, dans la noirceur de ma souffrance solitaire, je dessinais Cassandre et je lui écrivais d’autres poèmes. Le papier tentait d’absorber ma douleur. Mais c’était peine perdue. Puisque j’étais un être dont le cœur avait cessé de battre depuis... depuis sa mort. La sienne.

A vrai dire, je comprends bien que ce que j’exprime ne signifie rien pour personne. Ce serait bien plus juste d’expliquer toute mon histoire mais elle est si longue et mouvementée qu’il serait absurde de vouloir l’écourter. Ma mort officielle remonte au mois d’octobre 1356. Ce fut une mort très lente, causée par les crocs ravageurs d’une femelle époustouflante dont le doux prénom était La Pléiade, évoquant les cieux et les étoiles et énumérant surtout le nombre fulgurant qu’elle possédait de qualités. Des qualités propres aux vampires, bien sûr. Elle fut longtemps ma maîtresse. Après quoi, je l’ai quitté pour une autre femelle prénommée Jubilée. Malgré tout, la mort la plus douloureuse que je vécus fut celle de Cassandre, en janvier 1774.

Cassandre n’aimait ni La Pléiade, ni Jubilée et elle les tua toutes les deux en les empalant sur le même pieu. Elle tua mes frères, Jack et Isaac. Ainsi que mes sœurs Véga, Weather et Arachnea. Elle osa même tuer mon si bienveillant père, Aries. Et ma propre fille, Neve. Cette petite Neve de quelques siècles à peine plus vieille que la jolie Cassandre, que j’avais mordue avec délectation le soir du réveillon de Noël de l’année 1569, dans une rue nauséabonde de Paris. Je l’avais vue de très loin, ma petite Neve. Elle devait avoir seulement cinq ans et il faisait tout juste nuit. Il faisait froid bien sûr puisque nous étions en hiver et la pâleur de son visage suffisait à rendre compte de la pâleur qu’avait la neige. La jolie petite Anglaise. Elle était là, tenant la main de sa maman, et elle suçotait son pouce, tout en me contemplant de ses grands yeux bleus. Ses cheveux noirs comme les plumes du corbeau tombaient en frange sur son front et sur ses petites épaules enfantines. Elle lâcha sa mère un instant et vint à moi. Elle me tendit sa peluche et s’exclama :
__ Vous la méritez bien, Monsieur, ma peluche ! Vous qui êtes si beau !
Comment n’aurais-je pas pu être sous le charme de son si doux regard et de son si agréable visage ? Je l’enlevais à sa mère – peu après, je l’entendis de loin qui criait le nom de sa petite Neve et ainsi, j’appris son prénom avant qu’elle ne me le dise – et l’emportait avec moi, malgré son désaccord, derrière un bâtiment enseveli sous la neige, derrière une palissade. Je m’accroupis à sa hauteur et murmurai :
__ Est-ce que tu sais que tu es la plus belle de toutes les petites filles ?
Elle se mit à faire « non » de la tête et là, ôtant son minuscule chapeau à plume de bourgeoise insolente, je lui caressai les cheveux en lui assurant que si, évidemment que si. Même Cassandre n’aurait pu égaler la beauté qu’avait Neve. Elle était tellement belle.

Durant quelques minutes, je fus pris d’une certaines incertitude. J’hésitais à la garder près de moi, humaine, juste pour attendre qu’elle grandisse et ensuite la mordre et faire d’elle l’une des nôtres. Ainsi, elle aurait remplacé Jubilée et serait devenue ma nouvelle femme. Mais je ne pouvais pas me résoudre à oublier ma Jubilée chérie – qui aurait été folle de rage de connaître ma décision – et je décidai donc de faire de Neve ma petite fille adoptive. Alors qu’elle continuait de secouer la tête, plus pour refuser que je reste près d’elle que pour me répondre, je lui fis retirer son écharpe et d’un coup de croc, je dévorais son cou. Elle ne hurla qu’une seconde, après quoi, j’ôtai les dents, soignai sa plaie et m’ouvrai une veine à l’aide d’un ongle. Je guidai ses gestes pour qu’elle suçât mon sang, à son tour. En quelques temps, je l’avais transformée. Et j’étais si fière d’être papa que je retournai le soir de Noël dans les rues de Paris en criant : « Voici ma petite fille ! Admirez-la ! Contemplez sa beauté juvénile ! Elle est à moi, son fier papa ! »

Mais moi qui étais si amoureux de cette belle humaine, Cassandre, que je ne pouvais me résoudre à tuer ou à mordre, je l’ai regardé faire. J’ai regardé, complètement impuissant, celle que j’aimais enlever mon bébé, Neve. Je l’avais presque aidé à décimer la famille qui m’avait vue grandir.
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Val

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MessageSujet: Re: Il y a ceux qui meurent et ceux qui demeurent   Il y a ceux qui meurent et ceux qui demeurent I_icon_minitimeJeu 4 Mar - 22:40

Neve était d’ailleurs la première à avoir remarqué Cassandre. Vienne, 1746. Nous étions des clandestins, je ne savais pas vraiment où Aries nous menait mais nous faisions confiance à notre père. Tous n’étaient pas retournés en Europe. Nous l’avions quittée, la pauvre vieille, dès l’été 1593, pour rejoindre nos frères d’Orient et le sang y coulait tellement à flot que j’en étais ivre chaque soir. Mais un siècle et demi plus tard, Aries souhaitait rentrer. Il voulait voyager. Je l’avais suivi, ainsi que Neve, Jubilée, Arachnea et Isaac. Plus tard, mes autres compagnons allaient revenir mais je ne le savais encore pas. Nous étions en novembre. L’hiver est bien plus propice à la chaleur du sang que l’on ne le croit. L’âme humaine a tellement froid si vite, elle se réchauffe à l’approche d’un danger et elle meurt et son sang nous appartient, à nous, leurs maîtres. Deux semaines de famine avaient rendus les miens et moi-même pire que des morts. Nous étions déjà morts mais nous avions besoin de nous nourrir pour le rester sans l’être vraiment. Je me maudissais d’avoir écouté Aries alors qu’il nous faisait crever de faim, tandis que je savais l’Orient riche de bonheur et de rouge écarlate. La ville de Vienne calfeutrait ses habitants dans leur demeure et les vampires ne peuvent entrer sans être invités. Neve, qui était si belle, si jeune, si innocente et qui pouvait facilement paraître très misérable, fut donc choisie pour infiltrer la demeure des von Pelzer, une famille noble de Vienne qui donnait justement un bal dans son château, au-dessus de la colline de Bisamberg. J’avais vêtue Neve de guenilles affreuses, qu’elle n’aurait jamais portées en d’autres circonstances. Je l’avais enterrée plusieurs fois pour qu’ainsi, elle soit complètement terreuse et qu’elle semble être une sale gueuse. Elle jouait parfaitement son rôle. Elle frappa contre le carreau de la porte et ce fut une soubrette minuscule qui vint ouvrir. Neve n’y tenait plus et, avant qu’elle n’ait pu dire un mot, la domestique fut mordue. L’incident n’eut pas d’écho, fort heureusement. Isaac se précipita pour terminer la dépouille. Neve frappa de nouveau et se promit de patienter plus, pour nous, pour ne pas faire l’égoïste et faire manger sa famille. Elle fut accueillie par la baronne von Pelzer qui déplorait l’absence de sa bonne – si elle savait... Finalement, Neve entra et ressortit quelques dizaines de minutes plus tard, à notre grand bonheur, accompagnés de plusieurs invités. Il y avait un couple de vieux viennois et trois enfants, plus grands que Neve. Elle leur racontait une vie de bohème, qu’elle avait réellement vécue, sans ajouter les détails sanglants qui font nos nuits et ceux, terrifiants, qui font nos jours. Finalement, nous étions cinq et chacun allait avoir le droit à sa part. Arachnea désirait ardemment Léon, le vieux père, un homme barbu et replet qu’elle trouvait fort séduisant. Isaac préférait les jeunes hommes et se rabattit sur le premier fils de la famille, un garçon d’une vingtaine d’années prénommé Marius. Jubilée souhaitait la mère, Irène, son sang suffisamment mûre pour la nourrir et lui faire retrouver sa jeunesse perdue. Aries avait l’œil sur la dernière enfant, celle qu’il avait le plus de chance d’attirer dans un coin sombre, mimant un jeu malin « chat perché » ou, pire encore, tout simplement « le loup ». Elle s’appelait Gwendoline. Aries était redoutable car quiconque le voyait s’approcher ne pouvait se délivrer de son emprise. Moi, je devais me contenter de la cadette. Mais la cadette était belle. Elle avait juste seize ans et des cheveux d’un brun profond, aux reflets roux, des yeux verts tirant sur une teinte ocre qui rendait son regard si sensuel. Elle s’appelait Cassandre. Ce fut moi le plus surpris. J’étais complètement hébété par la chaleur que dégageait la timide jeune fille en face de moi. Elle ne me connaissait pas mais semblait irrésistiblement attirée, et c’était parfaitement normal car mon charisme, à cet âge, était si fort qu’il était impossible pour quiconque de résister à l’envoûtement. J’étais un vampire et les humaines comme elle, jeune et fragile, vierge mais vilaine, ne savaient pas encore résister aux attraits que les créatures de la nuit offraient. Finalement, je ne pus me résoudre à la mordre. Mais elle, vit sa famille entièrement dévorée sous ses yeux et, hurlant dans l’effroi, elle fit mine de s’échapper. Mes réflexes singuliers la rattrapèrent et mes ongles assassins manquèrent de s’enfoncer dans les veines bleuâtres de ses bras trop fins.

« Je veux te revoir » lui dis-je stupidement, comme si je la croyais capable de retourner vers les meurtriers de sa famille.
La belle Cassandre hurlait tant que les hôtes restés dans le manoir furent alertés par ses cris et nous ne pouvions nous résoudre à demeurer plus longtemps, sans quoi nous signions notre condamnation. Je pris Neve contre moi, serra la main de Jubilée dans la mienne et me mit à courir puis à sauter la palissade du jardin. A l’adresse de Cassandre, effondrée sur les cadavres de sa famille, je criai : « Je te reverrai » et j’entendis résonner ses sanglots encore plus fort dans mon âme en même temps que ceux de ma tendre Jubilée, que je venais de trahir.

Bien sûr, je ne pus revoir Cassandre avant des années. Il s’en passa trois, que je vécus, avec mes compagnons, dans les brumes sombres de Dublin, avant que je ne la retrouve. Elle n’avait pas oublié mon visage, parce qu’elle le détestait et je n’avais pas oublié le sien car je le détestais encore plus que je ne l’aimais. Elle avait fait de moi le paria de ma famille. Durant quelques semaines, après l’incident de Vienne, durant lequel tous avaient pu assister à ma faiblesse inhabituelle, je fus exclu des repas car on me reprochait d’avoir fait fuir les mets les plus succulents et d’avoir succombé aux charmes ignobles de la race des grands impurs. Neve fut la première à me pardonner, deux jours après, car j’étais son père et qu’elle m’aimait plus qu’il ne m’en fallait. Suivit mon père. Mais Jubilée mit un temps fou. Elle était si jalouse du fait que mon cœur, qui ne battait plus depuis que j’étais mort, s’était mis à rebattre dans ma poitrine pour une humaine et non pour elle qu’elle décida de me laisser seul durant un an. Elle en avait probablement plus souffert que moi. Je ne voulais qu’une chose, retourner à Vienne et reprendre Cassandre pour la tuer.

C’est ce que nous fîmes, trois ans après l’année la plus douloureuse de ma vie, où j’eus le malheur de la rencontrer. J’en parlai à Aries pour qu’il concède à me laisser y aller. Je devais partir seul mais, finalement, tout le monde consentit à m’y accompagner. « Pour te voir la dépecer, la désosser, la bouffer toute entière. Je veux pouvoir me délecter sur son cadavre... » avait dit Jubilée avant que sa voix n’éclate dans ce rire atroce qui caractérisait tout son sadisme destructeur. J’aimais ce rire et mon cerveau vibrait dans ma tête chaque fois qu’elle s’en servait, c’est-à-dire souvent car elle prenait énormément de plaisir à me faire souffrir, non depuis l’incident de Vienne mais depuis toujours. En bon gentilhomme, je laissais faire ma dame. Je l’y encourageais, même. Avant d’être obsédé par l’image de Cassandre, c’était l’image de Jubilée qui m’avait toujours enchanté.

Le soir de notre arrivée, nous fîmes orgies sur orgies dans les plus grands bals de la capitale. La famine avait cessé enfin pour nous et nous étions heureux. Moi seul restais le plus tourmenté, encore empreint de cette présence fantomatique que projetaient les souvenirs de Cassandre. Je la retrouvai deux soirs plus tard, au crépuscule d’une longue journée d’été, à l’orée d’un champ massacré par la pluie viennoise. Elle se tenait dans l’ombre agonisante d’un immense sycomore, un livre dans les mains et lisait avec attention sa page. Je n’osai l’approcher. Mes compagnons n’étaient pas encore réveillés, le soir n’était pas tombé, il était beaucoup trop tôt. Lorsque je trébuchai sur une racine, cela fit sortir de ma gorge un étrange grognement et Cassandre leva donc la tête pour voir qui venait. Un instant, elle fut enchantée de ma venue. Le suivant, son expression de surprise agréable s’était décomposée et elle tenait ses mains contre sa bouche pour s’empêcher de hurler. Contre toutes mes attentes, ma voix s’avéra très douce lorsque je lui ordonnai de rester immobile. Elle se mit à hurler contre moi :
__ C’est vous ! Je vous reconnais maintenant ! C’est vous ! Vous qui avez tué mes parents, ainsi que mon frère et ma sœur ! Vous m’avez enlevé ma famille !
Elle hurlait mais ne bougeait pas. Etrangement (pour elle et non pour moi, car je connaissais les secrets de mon charme hypnotique), elle se retrouvait comme figée sur place, les pieds ancrés dans la terre de la campagne des alentours autrichiens. Ma belle Viennoise, je l’approchai doucement, elle n’osait rien dire car sa bouche semblait s’être cousue mais je voyais des larmes qui roulaient le long de ses joues, tels de minuscules torrents de sel, perdus dans la rousseur de ses pommettes en feu et jusqu’au creux de ses lèvres pâles. Etrangement (pour moi et non pour elle, car elle devait se savoir irrésistible), je me sentis faible devant elle, mes yeux se fermaient sans que je ne cligne des paupières ni que je ne ressente la moindre fatigue et dans un moment de lucidité écarlate, j’embrassai la belle. Elle se déroba rapidement mais ce fut un fou rire qui jaillit de sa bouche et non un hurlement de peur et de dégoût, bien qu’elle me regardât d’un air impatient et hautain et qu’elle me rétorquât :
__ Allez au diable !
Comme pour lui apprendre qu’il était déjà mon maître et que je le rejoignais chaque jour dans son antre, ce bon diable, je m’avançai de nouveau mais elle reculait encore. Jusqu’à ce qu’elle atteignît le tronc du sycomore et qu’elle ne puisse plus faire de pas. J’étais tellement près d’elle que je voyais dans ses yeux se refléter les premières étoiles. Le ciel était maintenant comme le large voile bleu nuit d’une dame avec quelques gouttelettes d’or parsemées sur son front. La lune scintillait, je pris la main de Cassandre et m’excusai de la peine que je lui causais, que je n’étais pas en faute et que les véritables coupables expiaient leur faute dans les flammes de l’Enfer (alors qu’en réalité, ils devaient tout juste s’être réveillés et qu’ils se préparaient à un nouveau soir aussi orgiaque que les précédents) Elle m’adressa un regard si triste que les émeraudes de ses yeux percèrent le cœur insensible que j’avais dans la poitrine. J’aurais aimé qu’elle me l’arrachât et qu’elle le piétinât plutôt que de le sentir battre de nouveau. Je lui dis alors, presque anéanti de réaliser cela, et au fond, c’était le cas :
__ Cassandre, tais-toi, je t’aime.
Elle ne sut répondre et elle partit se cacher derrière le sycomore. Je m’assis juste dans l’herbe grise sous la lueur argentée de la lune. Je l’écoutais pleurer, comme si chacun de ses sanglots rapiéçaient le cœur mort que j’avais en moi alors qu’en réalité, ils émoussaient les rebords sanglants de ses fêlures. J’étais un impie, j’en prenais relativement vite conscience. J’attendis, toujours assis, que Cassandre daigne me retrouver. Parfois, je voyais son visage se tourner vers moi, comme pour vérifier que je n’étais pas parti, et je baissais la tête car elle voulait simplement s’assurer que je n’étais pas tapi dans une ombre pour pouvoir la dévorer à tout instant. Je savais qu’elle doutait de moi mais petit à petit, elle apprendrait à me faire confiance, bien que je lui eusse menti au sujet de mes compagnons (cela dit, très vite, elle rétablira la vérité en les réduisant tous en poussière) Après deux heures à ne faire que contempler l’arbre derrière lequel se cachait mon élue, elle finit par sortir de son refuge et s’assit auprès de moi. Elle jeta son regard dans le mien, je ne savais plus où cacher mon visage de mort. Elle allait chercher ma main et je la laissais faire car j’étais impatient qu’elle me parlât.
__ Quel est votre nom ?
Alors, épris par les parfums de paradis qu’exhalait la plus belle jeune fille d’Europe, je lâchai :
__ Mon nom est Raven Smyth, je viens...
Mais je ne pus terminer la phrase que je commençais qu’elle plaçait sur ma bouche son index et soupirait dans le creux de mon oreille :
__ A présent, votre nom sera Dawn.

Dawn comme l’aube, comme l’invocation de l’astre lumineux qui éclairait ses journées et auquel elle jura de renoncer pour épouser mon amour et mon cœur et ma nuit et tout ce que les êtres de mon espèce ont de plus noir et d’inconvenant à une jeune fille d’à peine dix-neuf ans et qui ne veut pas renoncer à sa nature véritable. Elle n’avait pas l’envie de devenir sanguinaire et préférait être avec moi en tant qu’humaine car elle redoutait que, devenue vampire, son esprit démoniaque ne réveille celui qu’elle avait su endormir et ne me replace sur le chemin le plus tortueux de l’existence. Je n’étais pas sûr de suivre un chemin beaucoup plus droit auprès d’elle mais je taisais mes doutes car j’étais le plus amoureux possible. Je ne me nourrissais plus que de sang d’animaux qu’elle cherchait chez un boucher et elle me caressait au petit matin en murmurant mon nouveau prénom, Dawn. Cela calmait ma peur de rester seul la journée et elle partait lorsque j’étais tranquille. Je ne savais pas vraiment ce qu’elle faisait seule dehors mais elle m’assurait ne rien risquer. J’étais persuadé qu’elle avait un héros dans sa vie, qu’elle me trompait avec un autre, puis elle dissipa mes doutes en décidant de vivre la nuit et de coucher le jour auprès de moi. J’étais là le plus satisfait, le plus heureux du monde.

Cependant, il faut bien que les bonheurs aient une fin, comme le malheur a un prologue, et mon bonheur vit son déclin alors que ma Cassandre, seulement âgée de quarante-quatre ans, fut prise par une quinte de toux terrible, durant l’hiver 1774. J’étais terriblement inquiet pour sa santé. Si seulement elle était comme moi, un être vil mais qui conservait une santé impeccable tout au long de l’année ! Mais même devant mes insistances, elle refusait obstinément. Elle préférait me laisser seul ! Je me sentais trahi.
__ Il te suffira de rejoindre l’en dehors lorsque le soleil se lèvera et alors, tu m’auras rejointe. J’irai au paradis pour t’avoir rendu meilleur et tu iras toi aussi pour avoir obéi à ton ange.
Elle était pourtant loin de la mort lorsqu’elle disait ses mots. Elle était assise en tailleur sur le lit aux draps chauds, finement vêtue car elle ne supportait pas la chaleur et aspirait à la fraîcheur. J’avais apporté quelques sachets de glaçon qu’elle appliquait sur son cou, sa nuque, sa poitrine et son front. Mais les mois qui suivirent, ses chairs ruisselèrent toujours plus et mon état d’inquiétude s’aggrava. Je ne voulais pas la perdre ! Elle était tout ce qu’il me restait et je n’avais pas la force de reconstruire un empire qui serait rongé par le mal alors qu’il aurait été bâti par ce que j’étais devenu : un être pur et généreux de par la volonté de Cassandre, de par sa patience et de par notre amour incassable, infranchissable, insatiable. Nous fîmes l’amour pour la dernière nuit de sa vie car elle vint le soir vers moi, tandis que je dessinais ce qu’il y avait face à moi (un miroir sans mon reflet mais celui d’une flamme irisée). Elle me contempla un instant, tout en éventant son petit corps maigrelet, puis m’avoua :
__ J’aurais aimé que nous fussions féconds. J’aurais porté un enfant de toi. Viens me rejoindre, je t’en prie, Dawn. Je ne sens plus mon corps.
Ma belle et jeune Cassandre se sentait si engourdie que je doutasse que même ma vigueur et mon endurance lui firent le moindre effet, cette nuit-là. Je n’avais plus le courage de sortir de notre demeure et elle n’en avait plus la force. Je la veillais tout le reste de la nuit, car elle n’était plus la même bientôt. Lorsque le soleil, dans le ciel, poignait avec la douceur de ses pâles couleurs de janvier, j’étais contre Cassandre, tout ruisselant de larmes car son âme venait de me quitter et son souffle était juste le dernier. A partir de cet instant, Dawn aussi mourut et Raven Smyth était de retour.
Ce ne fut que quelques heures après la mort de Cassandre que je réalisais en fait qu’il ne restait plus rien ni de Filip, celui qui avait été vivant, ni de Raven et encore moins de Dawn. Il ne restait qu’un nom, indigne, illusoire, inutile et sans couronne : Smyth.

Durant un siècle entier, je restai seul au cœur d’une vie nocturne, mon visage cadavérique, qui avait jadis été celui d’un homme beau et d’un vampire nourri de sang, éclairé par la lueur d’une bougie qui s’éteignait dans le vent. Je restai seul. Et je savais à cet instant qu’il me suffisait de ne pas m’en aller, lorsque le jour reparaissait, pour que les rayons de lumière ne réduisent mon corps en cendres. Je savais que je pouvais toujours immergé mon corps dans une eau bénite froide et mortelle. Qu’il me suffisait d’une once de courage pour mettre fin à cette existence sans but et sans fin naturelle. Mais je ne le trouvais nul part. Je le cherchais quelques fois, lorsque le désespoir était plus fort que la peur de mourir à nouveau. Mais je ne trouvais rien. Je ne savais pas où chercher et je n’avais personne derrière moi pour me supporter.
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